• La diagonale du nombril

     

     

    La diagonale du nombril


    Jane…
    Elle avait déboulé dans ma vie de célibataire convaincu,  un soir de dinette chez des amis communs qui avaient un petit trois pièces dans le centre de Montpellier.
    Kevin, l'homme de la maison et ami de vingt ans, m'avait fait miroiter une soirée sympa "entre gens de bonne compagnie", m'avait-il affirmé.
    - Et puis, tu ne vas pas rester seul toute ta vie, non ?
    - Qui te dis que la solitude cool ça n'existe pas ?
    - Arrête de nous la jouer Bécaud et rapplique les mains dans les poches, tout est prévu
    Heureusement le savoir vivre, jadis inculqué par mes parents, me fit passer chez Rose, la fleuriste du cours Gambetta et lorsque je sonnais chez Kévin, caché derrière un immense bouquet, la surprise fut pour moi : au lieu de Maria, femme de Kévin, ce fut Jane qui m'ouvrit, en me spécifiant :
    - Je m'appelle Jane et je suis chargée de la porte car Louisa est très occupée
    Un accent indéfinissable lui faisait prononcer les "é" en "ey"
    - Bonsoir, je m'appelle Alain et je suis chargé de ce bouquet que j'ai plaisir à vous offrir…
    - Sont-ce les fleurs du mâle ?
    Elle ignorait que j'avais, en général, un faible sidéral pour les gens qui avaient de l'humour et en particulier pour les femmes qui pratiquaient le deuxième degré en finesse des jeux de mots.
    Pendant le repas, fort agréable, je lui avais renvoyé l'ascenseur lorsqu'elle avait précisé qu'elle exerçait son métier de postière au bureau de Rondelet.
    - Si je viens à votre guichet, serai-je l'être recommandé ?
    Elle avait découvert ses dents blanches impeccables pour me gratifier d'un rire cristallin qui avait accéléré mon palpitant pour une chamade merveilleuse.
    Ce rire faisait maintenant partie de ma vie depuis deux ans car j'avais emménagé vers son appartement du boulevard de Strasbourg.
    Deux ans qui me laissaient sourd à Bécaud et à sa solitude.
    En plus de sa beauté intérieure bâtie de sincérité et de générosité, sa beauté physique était un cri sans fin : "Aime moi et le ciel t'aimera"
    Mais je m'en moquais du ciel, surtout quand ses yeux gris profond m'invitaient à plonger dans ses pensées complices.
    Jane chevauchait l'espièglerie, papillonnait sans cesse et rayonnait sans partage dans ma vie d'ex célibataire conquis et attentif à son bonheur.
    Son accent inimitable défendait ses origines écossaises ; il me laissait grave à ses piaillements aigus et ses fausses intonations méridionales mettaient en circonflexe mes sourcils interrogateurs.
    Il existait bien des moments de replis sur soi pour chacun de nous deux : ses fins de mois l'amenaient à occulter ses faims de moi.
    Quand, bouillonnant d'une standing ovulation, son ventre la martyrisait, sa seule règle était d'attendre patiemment la fin du spectacle de la création. Hormis ces petites trêves mensuelles, nous pratiquions une sexualité décalée en complicité, à coup de "je t'aime, moi non plus".
    Une vraie lune de miel qui n'en finissait pas jusqu'à ce matin gris de décembre où, bêtement, j'attrapais son portable qui buzzait alors qu'elle se pomponnait dans la salle de bain. "Appel de Arnaud" affichait plein d'arrogance l'appareil buzzant….
    Cela me fit un choc car je ne connaissais aucun Arnaud de ses amis ni de sa famille; de plus, une petite voix insidieuse résonna dans ma tête :
    - Si le numéro est reconnu, c'est qu'il est important…
    - Peuhhh ! Et ta sœur !
    L'auto réponse que je me fis ne me calma qu'à moitié, puis pas du tout, puis m'inquiéta un maximum.
    Jane devait connaître cet Arnaud assez intimement pour lui avoir donné son numéro de portable : est-ce que vous donnez votre numéro à quelqu'un qui risque de vous embêter, vous ?
    Un ancien petit copain ? Pire : un petit copain récent qui doit rester dans l'ombre d'une rencontre à renouveler…
    Les jours suivants me firent suspicieux sans le dire franchement à Jane qui multipliait les élans d'amour, la rendant ainsi encore plus suspecte.
    Les femmes m'avaient trop souvent servi cette fausse attitude enjouée qui précède l'aveu impardonnable pour que je n'en sois pas déjà convaincu.
    Ses façons de se comporter puaient le mensonge et la dissimulation.
    Bon, Ok, Jane me trompait, ça c'était acquis dans ma logique; à chaque fois qu'elle répondait gênée à son foutu portable je sentais bien qu'elle était en train de passer à autre chose et ça, je le lisais sur son visage de plus en plus ennuyé lorsque nous devisions de choses et d'autres.
    Puis, vint le soir où, n'en pouvant plus d'amour défait, je la sommais de me dire la vérité sur cet Arnaud maudit.
    Sa réaction me surprit d'autant plus qu'elle n'allait pas dans le sens de la femme qui veut s'évader d'une relation : elle se mit à pleurer en me répétant une litanie désespérée:
    - Tu ne peux pas comprendre…
    - Ah bon ? je suis trop con ?
    - C'est pas ça… mais tu ne peux pas comprendre.
    - Bon… ben puisque je ne peux pas comprendre, je vais te laisser avec ton Arnaud : je m'en vais de ta vie !
    - Mais quel Arnaud ?
    - C'est ça ! fous-toi de moi ! Adieu !
    Je la quittais en pleurs, fier de ma décision d'homme " à qui on ne la fait pas" puis j'allais déménager mes quelques fringues de son appartement : non mais ho ! Je n'étais pas un profiteur, moi !
    S'en suivi une période triste où mon amour bafoué ne trouvait pas son compte dans ma décision car je devais bien l'admettre : j'en crevais de la savoir ailleurs que dans mes bras.
    Depuis deux mois j'essayais tant bien que mal de me rabibocher avec moi-même quand Kevin m'appela au bureau :
    - Salut beau gosse, tu vas ?
    - Ben ouais… j'essaye…
    - Es-tu libre après le boulot ?
    - Heu… oui pourquoi ?
    - Je passe te prendre à dix huit heures !
    - Mais…
    - Ne discute pas, dix huit heures à ton bureau !
    Une fois installé dans sa 308, je posais la question qui me brulait depuis son coup de fils :
    - Où allons-nous, grand chef ?
    - Nous allons voir Jane qui aimerait te voir une dernière fois
    - Quoi ? Comment ? Tu aurais pu me demander mon avis avant de décider, non ?
    - Oui j'aurais pu
    - Pourquoi as-tu accepté cette entrevue à ma place ?
    Je posais cette question abrupte car mon amour propre devait y trouver sa sortie honorable. Il ne me répondit pas tout de suite mais attendit l'arrêt à un feu rouge puis se tourna vers moi et, ses yeux dans les miens, d'une voix grave il prononça ces paroles terribles :
    - Nous allons voir Jane qui est en phase terminale d'un cancer foudroyant
    - Hein ?… Que… quoi ? quel cancer ?
    - Un cancer du pancréas
    - Cancer…pancréas…
    Ces mots résonnaient dans ma tête comme si elle s'était transformée en grosse caisse.
    - Où est-elle ?
    - A l'hôpital Arnaud de Villeneuve…
    Alors, mon orgueil idiot me fit bégayer bêtement : "Arnaud ? Arnaud ! Ah…Arnaud…"


  • Commentaires

    1
    Di
    Dimanche 18 Janvier 2015 à 20:46

    L'orgueil mal placé d'Alain a mal tenu et s'est attiré la jalousie, un manque de confiance et plein de soucis, alors que tout lui indiquait que Jane l'aimait ! Mais comme il en avait vu d'autres, il avait ses raisons de se méfier. Comment ça doit être les conséquences d'un orgueil démesuré, pire d'un narcissisme exacerbé ? C'est triste !

    2
    Dimanche 18 Janvier 2015 à 22:10

    Oh la la, poignant ! Mais c'était un secret trop lourd pour ne pas le partager, un secret si difficile à garder qu'il a entraîné la suspicion, l'incompréhension. En même temps, je crois que Jane voulait suspendre le temps. Merci beaucoup, Marcus, pour cette superbe nouvelle. Bizzz.

    3
    Di
    Dimanche 18 Janvier 2015 à 22:31

    L'histoire est triste, oui,. mais il y a plein d'humour et je ne peux pas ne pas rire.En deux temps, je passe des larmes au rire.  Bravo Agantigus.

     

    4
    Lundi 19 Janvier 2015 à 00:15

    cry Quel triste récit ! Alain qui manquait tellement de confiance en lui-même, au point de douter qu'on puisse l'aimer follement, craint qu'on vienne lui ravir sa certitude d'être aimé. Et Jane qui possiblement cache à son amour ce terrible diagnostic de peur de faire souffrir son amour. Elle aussi manque de confiance en lui ... Quel grand malentendu ! Ben voilà ! Bravo Aganticus, tu as réussi à me ..., mais non, c'est moi la braillarde. Bizz le grand ! 

    5
    Lundi 19 Janvier 2015 à 06:20

    Un texte très bien écrit à l'humour discret au début pour finir dans l'émotion. J'ai aimé.

    6
    Lundi 19 Janvier 2015 à 09:14

    Merci à vous d'avoir apprécié.

    Perso, j'aurais tendance à qualifier notre pauvre anti héros de beauf tellement absorbé à arroser le narcisse planté dans son nombril qu'il passe à côté de la vie.

    Ce genre d'attitude n'est pas rare chez certains homo érectus mâles même si la tendance s'inverse avec l'âge : c'est une question de testostérone...

    7
    Lundi 19 Janvier 2015 à 10:48
    Josette

    Mais quel con ! oh pardon... juste un nom sur un téléphone et se faire un tel cinéma Moi je suis le MALE on ne me la fait pas...

    ceci dit j'aime ton style et quel plaisir de te lire...tout en jeu et en finasse un grand bravo ! 

    8
    Lundi 19 Janvier 2015 à 10:58

    C'est Einstein qui disait : "J'arrive à me faire une idée sur la grandeur de l'univers mais pas sur l'étendue des cons"...

    Cela dit, je dois rester très humble puisque ayant eu certainement moi aussi ce genre d'égarement...

    Merci d'être passée.

    9
    Victoria
    Lundi 19 Janvier 2015 à 17:34

    Une très belle nouvelle, poignante et émouvante. Un plaisir de l'avoir lue.

    10
    Lundi 19 Janvier 2015 à 20:19

    Comme j'ai eu plaisir à l'écrire... Merci de votre intérêt

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